En Pologne, la fronde des camionneurs menace d’asphyxier l’Ukraine

Les routiers polonais bloquent depuis un mois plusieurs passages Ă  la frontiĂšre ukrainienne, dĂ©nonçant la « concurrence dĂ©loyale » des chauffeurs ukrainiens. Le mouvement s’est Ă©tendu Ă  la Slovaquie et Ă  la Hongrie, pendant qu’en Ukraine le spectre d’une pĂ©nurie plane jusqu’au front.

Helene Bienvenu et Clara Marchaud, 11 décembre 2023 à 13h33

Korczowa (Pologne), Kyiv (Ukraine).– Dossard rĂ©flĂ©chissant sur le dos, Kamil Gorzkowski lĂšve le cordon qui empĂȘche les camions de quitter la Pologne pour l’Ukraine, au passage frontalier de Korczowa, dans le sud-est de la Pologne, jeudi 7 dĂ©cembre. EncadrĂ©s par la police, sept vĂ©hicules immatriculĂ©s en Ukraine dĂ©filent les uns aprĂšs les autres.

« Vous avez vu ce que j’ai vu ?, interpelle le routier polonais de 37 ans, le conducteur m’a fait ça. » Et le routier de faire le geste de se trancher la gorge avec le pouce. « On ne laisse passer que sept camions de l’heure, et on est sans cesse menacĂ©s par les chauffeurs ukrainiens, qui nous traitent d’hommes de Poutine. »

À la tĂȘte d’une compagnie de transport polonaise, ce patron a rejoint le mouvement de protestation du ComitĂ© de dĂ©fense des transporteurs et des employeurs du secteur du transport (Kopipt), un collectif formĂ© en septembre 2023. À tour de rĂŽle, Kamil Gorzkowski et ses collĂšgues bloquent nuit et jour quatre des huit passages frontaliers routiers polonais oĂč transitent les marchandises en provenance et en direction de l’Ukraine. Soit ceux de Korczowa, Hrebrenne, Dorohusk depuis le 6 novembre, mais Ă©galement celui de Medyka depuis le 27 novembre, avec l’aide d’agriculteurs polonais s’estimant lĂ©sĂ©s par l’afflux de cĂ©rĂ©ales ukrainiennes en Pologne.

Le blocus, qui vise Ă  dĂ©noncer une « concurrence dĂ©loyale » des camionneurs ukrainiens, ne concerne toutefois pas l’aide humanitaire, militaire, ni les vivres pĂ©rissables, assurent les routiers frondeurs. Selon les gardes-frontiĂšres ukrainiens, au 10 dĂ©cembre, 3 500 vĂ©hicules Ă©taient bloquĂ©s Ă  la frontiĂšre polonaise, dont 1 200 attendraient au passage de Shehyni, en Ukraine, en face de Medyka, en Pologne.

La gronde a dĂ©jĂ  fait tache d’huile en Slovaquie, oĂč l’Union des transporteurs routiers de Slovaquie (Unas) a obstruĂ© Ă  plusieurs reprises le passage frontalier de VyĆĄnĂ© NemeckĂ©, face Ă  Oujhorod en Ukraine, et reprendra son blocus lundi aprĂšs-midi, protestant contre le « diktat de l’UE ». La contestation s’étend dĂ©sormais aussi Ă  la Hongrie, oĂč des files d’attente de plusieurs kilomĂštres de poids lourds s’étaient dĂ©jĂ  formĂ©es dĂ©but dĂ©cembre.

De surcroĂźt, l’association des transporteurs hongrois (MKFE) s’apprĂȘte Ă  bloquer lundi le passage des camions au poste frontalier de ZĂĄhony, face Ă  Čop en Ukraine, oĂč deux camions par heure franchiront la frontiĂšre dans chacun des deux sens.

Bonnet au logo Ferrari sur les oreilles et cigarette Ă  la main, Kamil Gorzkowski a dĂ©jĂ  dĂ» congĂ©dier dix de ses treize employĂ©s ces derniers mois. « Je n’avais pas le choix : qu’un camion roule ou pas, il me coĂ»te 450 euros par mois avec les assurances et le reste », confie le trentenaire dont l’entreprise se dĂ©diait au transport Ă  l’est de l’Europe, de la Pologne Ă  Vladivostok (Russie), en passant par le BĂ©larus ou l’Ukraine. Soit autant de marchĂ©s secouĂ©s par la guerre en Ukraine et les sanctions imposĂ©es Ă  ses deux voisins agresseurs. 

À l’intĂ©rieur d’un conteneur qui fait office de QG aux protestataires polonais de Korczowa, son collĂšgue Andrzej* sera bientĂŽt dans le rouge : « J’ai Ă©puisĂ© la rĂ©serve que je gardais pour les accidents ou autres imprĂ©vus. Et encore, je n’ai pas de leasing sur les quatre camions que je possĂšde  » Ce routier aux traits juvĂ©niles accuse une rentabilitĂ© en berne de 20 %. Kamil Gorzkowski affirme, lui, que sa boĂźte n’aura procĂ©dĂ© qu’à 250 transports en 2023, contre 1 000 annuellement avant la guerre en Ukraine.

« Nous exigeons le retour du systĂšme de permis que l’Union europĂ©enne accordait aux transporteurs ukrainiens avant la guerre, argumente ce chauffeur polonais, bien dĂ©terminĂ© Ă  rester jusqu’en janvier, voire au-delĂ  s’il le faut. Avant la guerre, nous Ă©tions Ă  Ă©galitĂ© avec les Ukrainiens sur le marchĂ© du transport polono-ukrainien. Ils disposaient de 160 000 permis Ă  l’annĂ©e pour des transports vers l’UE, et nous de 160 000 permis vers l’Ukraine. Sauf que cette annĂ©e, ils en sont dĂ©jĂ  Ă  880 000 permis vers l’UE. Et puis, nous devons respecter le paquet de mobilitĂ© [soit la rĂ©glementation europĂ©enne en matiĂšre de transport ou de repos des routiers – ndlr], eux en sont dispensĂ©s. Pour nous, c’est une Ă©norme concurrence. »

Les transporteurs polonais pointent aussi du doigt les salaires, impĂŽts et charges bien moins Ă©levĂ©s en Ukraine qu’en Pologne, confĂ©rant aux Ukrainiens un avantage comparatif dĂ©mesurĂ© sur leurs homologues polonais.

Des corridors de solidaritĂ© de l’UE passant par les autoroutes polonaises

Dans la foulĂ©e de la guerre en Ukraine, l’Union europĂ©enne a effectivement mis en place des corridors de solidaritĂ© avec le pays envahi par l’armĂ©e russe, pour permettre Ă  ses marchandises de transiter sans restriction sur le territoire europĂ©en. DĂšs juin 2022, la Commission europĂ©enne abolit les « permis » qu’elle exigeait jusque-lĂ  des chauffeurs ukrainiens. Cet accord avec l’Ukraine, reconduit en mars 2023, devrait ĂȘtre en place jusqu’en juin 2024.

« À l’époque, l’Union europĂ©enne a dĂ» rĂ©agir rapidement : il est donc possible que la Commission europĂ©enne ait fait quelques erreurs, qu’elle pourrait corriger avec toutes les parties, mais je doute qu’elle revienne sur l’accord conclu avec l’Ukraine », estime Mateusz Fornowski, analyste spĂ©cialisĂ© dans le transport au sein du think tank Polityka Insight.  

Il faut dire que les nĂ©gociations entre l’Ukraine, la Pologne et l’Union europĂ©enne restent dans l’impasse. Adina-Ioana Vălean, commissaire europĂ©enne au transport, a estimĂ© que le blocus polonais Ă©tait « inacceptable » et que l’« Ukraine ne [pouvait] pas ĂȘtre tenue en otage ». AprĂšs ĂȘtre restĂ© longtemps passif, le premier ministre Mateusz Morawiecki – dont le nouveau gouvernement devrait tomber lundi en faveur du libĂ©ral et pro-europĂ©en Donald Tusk – a exigĂ© le retour des permis, une demande que la Commission ne souhaite pas honorer.

Seule maigre avancĂ©e, Polonais et Ukrainiens sont parvenus Ă  ouvrir le 4 dĂ©cembre une file rĂ©servĂ©e aux camions vides entre Uhryniv en Ukraine et DoƂhobyczĂłw en Pologne. Le systĂšme de queue Ă©lectronique ukrainien, trĂšs dĂ©criĂ© par les chauffeurs polonais, ne s’y applique pas. Le ministre des transports ukrainien, Serhiy Derkach, s’est dit disposĂ© Ă  ouvrir davantage de dispositifs de la sorte.

Un gouvernement volontiers passif en Pologne

« Ni le premier ministre [sortant] ni le prĂ©sident n’ont eu l’envie de s’impliquer dans ce diffĂ©rend, pour mieux le laisser au prochain gouvernement, Ă©tant donnĂ© que le problĂšme est compliquĂ© et ne sera pas rĂ©glĂ© en un jour », regrette Jan Buczek, prĂ©sident de la plus grande association de reprĂ©sentants des transporteurs en Pologne, l’Association des transporteurs internationaux (ZMPD).

Il souligne la difficultĂ© des transporteurs polonais spĂ©cialisĂ©s dans les transports Ă  l’est. « Quand les Polonais se sont rabattus sur les transports en Ukraine, Ă  la suite des difficultĂ©s connues sur les transports plus Ă  l’est, l’État ukrainien s’est mis Ă  introduire un systĂšme de file d’attente Ă©lectronique qui bloque les Polonais au retour pour plus de deux semaines, et c’est surtout ça qui a gĂ©nĂ©rĂ© la protestation des chauffeurs polonais, car rien n’a Ă©tĂ© fait cĂŽtĂ© ukrainien pour amĂ©liorer le systĂšme. »

À l’image de Kamil Gorzkowski et de ses acolytes en colĂšre, nombre des protestataires sont implantĂ©s Ă  l’est de la Pologne. « Ce sont surtout les petites et moyennes entreprises de l’est et du sud de la Pologne, impliquĂ©es dans le transport en Ukraine et en ex-URSS, qui ont pĂąti de l’assouplissement du systĂšme des permis europĂ©en », signale Mateusz Fornowski.

« Leurs coĂ»ts d’exploitation sont assez Ă©levĂ©s, car il faut payer pour la flotte et la maintenir. Mais ce secteur ne reprĂ©sente que quelques pourcents de l’industrie de la logistique et du transport en Pologne, surtout orientĂ©e vers l’ouest de l’Europe, du fait d’un avantage comparatif polonais », ajoute l’expert, pour qui « la baisse de revenus des entreprises polonaises concernĂ©es est aussi la rĂ©sultante du ralentissement de l’économie europĂ©enne en gĂ©nĂ©ral ».

Accusations de « cabotage »

Les protestataires dont fait partie Kamil Gorzkowski dĂ©noncent aussi l’implantation « massive » sur le sol polonais d’entreprises de transport « issues des capitaux de l’Est dont on ignore tout ». Ils avancent Ă©galement des camions estampillĂ©s humanitaires livrant du transport commercial, une information difficilement vĂ©rifiable. Les autoritĂ©s chargĂ©e du transport routier en Pologne ont communiquĂ© qu’un cinquiĂšme des contrĂŽles effectuĂ©s se sont achevĂ©s par une amende. Le ministre des transports slovaque, Jozef RĂĄĆŸ, a quant Ă  lui dĂ©clarĂ© que « deux tiers des transporteurs ukrainiens inspectĂ©s [le 1er dĂ©cembre] effectuaient des transports publics non autorisĂ©s ».

« Sous prĂ©texte d’humanitaire et de guerre, les Ukrainiens se font de l’argent, s’emporte Adam Izbeski, Ă  la tĂȘte d’une entreprise polonaise de transport, Ă©galement rencontrĂ© Ă  Korczowa. Depuis que l’UE a levĂ© les permis, les Ukrainiens se sont mis Ă  faire du cabotage, du transport aux quatre coins de l’Europe. Ce n’est pas lĂ©gal. » Son collĂšgue Marcin, au bonnet noir, abonde : « Quand la guerre a Ă©clatĂ©, on a transportĂ© du matĂ©riel humanitaire bĂ©nĂ©volement, on a hĂ©bergĂ© des Ukrainiens chez nous, et depuis, sans aucune reconnaissance, ils nous ont Ă©vincĂ©s du marchĂ©. »

Des arguments irrecevables pour les chauffeurs ukrainiens coincĂ©s Ă  Korczowa, sur des parkings, qui doivent patienter dans leurs cabines des jours durant. « On ne s’amuse aucunement Ă  prendre des chargements en route, on se rend juste du point A au point B », rĂ©torque AndreĂŻ, dont la cargaison de poissons surgelĂ©s en direction de Jytomyr attend depuis sept jours Ă  Korczowa. « Qui va acheter nos mandarines et nos bananes aprĂšs des jours d’attente ici ? », s’inquiĂšte Pavel, qui se rend Ă  Lviv avec son chargement.

Les Polonais affirment pourtant que les vivres pĂ©rissables franchissent la frontiĂšre sans entrave. « Et tout ce carburant que vous voyez lĂ , ils en ont besoin au front », s’insurge cet Ukrainien, qui lance : « Quand les chauffeurs polonais sont arrivĂ©s dans l’Union europĂ©enne, les routiers allemands et français ne se pas sont mis Ă  bloquer les routes pour autant ! »

En Ukraine, alors que les marchandises transitant par la Pologne reprĂ©sentent environ 50 % des exportations routiĂšres de l’Ukraine, les consĂ©quences du blocage commencent Ă  se faire sentir sur l’économie. « Les importations ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© rĂ©duites d’un cinquiĂšme en novembre, ce qui pourrait coĂ»ter un point de PIB Ă  Kyiv », a dĂ©clarĂ© Ă  Reuters Taras Kachka, vice-ministre de l’économie.

La baisse des approvisionnements due Ă  l’enlisement des marchandises Ă  la frontiĂšre a fait grimper les prix de certains produits importĂ©s, notamment le gaz de pĂ©trole liquĂ©fiĂ© (GPL) – utilisĂ© par environ un million d’automobilistes ukrainien·nes –, qui a augmentĂ© de 30 %. 

La frontiĂšre occidentale de l’Ukraine constitue une bouĂ©e de sauvetage majeure pour les entreprises ukrainiennes dans le contexte de l’invasion russe et du blocus quasi total des ports ukrainiens de la mer Noire. Et les entreprises prĂ©viennent que si la situation persiste, le blocage pourrait causer des pĂ©nuries et une augmentation des prix pour les consommateurs et consommatrices.

Le transport de vivres pĂ©rissables et d’aide humanitaire entravĂ©

Les organisations caritatives et non gouvernementales qui fournissent une aide militaire aux forces armĂ©es ukrainiennes sont confrontĂ©es Ă  plusieurs semaines de retard dans leurs livraisons critiques de drones, d’appareils Ă©lectroniques et de voitures en raison du blocus. Le gouvernement polonais rejette toutefois ces accusations. Et si les chauffeurs polonais garantissent que l’aide humanitaire transite sans restriction, il semble que ce ne soit pas toujours le cas des biens Ă  double usage destinĂ©s Ă  soutenir l’effort de guerre.

« Notre bataillon a plusieurs camions d’aide humanitaire bloquĂ©s Ă  la frontiĂšre, dont on a besoin ici et maintenant. Ce sont des rĂ©chauffeurs de sang et de perfusions, des garrots et d’autres matĂ©riels mĂ©dicaux. Pour les fournitures classiques, nous avons des rĂ©serves, mais pour les rĂ©chauffeurs, c’est du matĂ©riel trĂšs cher, dont nous ne disposons pas », dĂ©plore Kateryna Haloushka, bĂ©nĂ©vole au bataillon mĂ©dical Hospitaliery, une fondation de bĂ©nĂ©voles extĂ©rieure Ă  l’armĂ©e ukrainienne.