Les dĂ©fis Ă©conomiques d’une annĂ©e 2024 soumise aux risques gĂ©opolitiques

Le risque numĂ©ro un pour l’économie sera
 la gĂ©opolitique. Les suites de la guerre menĂ©e par la Russie en Ukraine, l’extension Ă©ventuelle du conflit entre IsraĂ«l et le Hamas, la poursuite ou non des troubles en mer Rouge pĂšseront dans les Ă©quations Ă©conomiques.

Par Marie Charrel  et Béatrice Madeline, publié le 30 décembre 2023 à 05h00, modifié le 30 décembre 2023 à 09h03, temps de Lecture : 5 min.

C’est peut-ĂȘtre la seule donnĂ©e sur laquelle les Ă©conomistes n’ont aucun doute – mais aucune prise non plus : en 2024, le risque numĂ©ro un pour l’économie sera
 la gĂ©opolitique. Les suites de la guerre menĂ©e par la Russie en Ukraine, l’extension Ă©ventuelle du conflit entre IsraĂ«l et le Hamas, la poursuite ou non des troubles en mer Rouge pĂšseront dans les Ă©quations Ă©conomiques. A quoi il faut ajouter la sĂ©rie de scrutins majeurs qui rythmeront le calendrier. « L’an prochain, 60 % du PIB mondial seront concernĂ©s par des Ă©lections, et aucune rĂ©gion ne sera Ă©pargnĂ©e », relĂšvent ainsi les Ă©conomistes d’Allianz Trade.

Si les Ă©lections europĂ©ennes, en juin, occupent dĂ©jĂ  les esprits, il faudra aussi compter avec les lĂ©gislatives en Inde et au Royaume-Uni. Mais surtout, deux prĂ©sidentielles pourraient avoir des consĂ©quences dĂ©terminantes pour le reste du monde : celle de TaĂŻwan, en janvier, puis en novembre l’élection suprĂȘme aux Etats-Unis. « Ces incertitudes politiques pourraient figer les mĂ©nages et les entreprises dans l’attentisme, au risque d’une annĂ©e sans Ă©lan », analyse Ludovic Subran, chef Ă©conomiste d’Allianz. De plus, de nouveaux virages politiques, comme celui marquĂ© par l’arrivĂ©e du populiste Javier Milei en Argentine en dĂ©cembre, ne sont pas exclus dans certains pays.

DĂ©but 2023, beaucoup d’économistes jugeaient qu’en raison de la remontĂ©e des taux de la RĂ©serve fĂ©dĂ©rale (Fed) et donc, des coĂ»ts du crĂ©dit, la rĂ©cession Ă©tait inĂ©vitable aux Etats-Unis. Ils ont eu tort : l’économie amĂ©ricaine a Ă©tonnamment bien rĂ©sistĂ©, notamment grĂące Ă  la bonne tenue du marchĂ© du travail et au soutien budgĂ©taire massif de l’administration Biden. « Ces prochains mois, le pays devrait connaĂźtre un atterrissage en douceur », estime Gilles MoĂ«c, chef Ă©conomiste d’Axa. Selon le Fonds monĂ©taire international (FMI), le produit intĂ©rieur brut (PIB) amĂ©ricain devrait en effet progresser de 1,5 % en 2024, aprĂšs 2,1 % en 2023.

Le tableau est un peu moins rĂ©jouissant de ce cĂŽtĂ©-ci de l’Atlantique. La zone euro devrait croĂźtre de 0,3 % Ă  0,8 %, selon les diffĂ©rents instituts, dont 0,6 % Ă  0,8 % pour la France, et guĂšre plus de 0,6 % pour l’Allemagne. « La question de l’annĂ©e sera de savoir si l’Europe Ă©chappera ou non Ă  la rĂ©cession », rĂ©sume M. Subran. Nombre d’Etats membres devraient limiter leurs dĂ©penses publiques pour se conformer aux rĂšgles budgĂ©taires europĂ©ennes, ce qui pĂšsera sur l’activitĂ©. « Ils risquent de freiner aussi les investissements indispensables Ă  l’industrie verte, et de creuser un peu plus encore notre retard Ă  l’égard des Etats-Unis en la matiĂšre », souligne Philippe Waechter, chef Ă©conomiste chez Ostrum Asset Management.

DĂ©clin dĂ©mographique, hausse du coĂ»t du travail, dĂ©couplage avec les Etats-Unis : le ralentissement du moteur chinois est structurel, et il ne faudra pas compter sur lui pour donner de l’élan Ă  l’économie mondiale en 2024. Selon le FMI, le PIB du pays devrait croĂźtre de 4,7 % tout au plus, aprĂšs 5 % en 2023 – loin des 10 % enregistrĂ©s au dĂ©but des annĂ©es 2000. « L’empire du Milieu traverse un choc de confiance : les mĂ©nages chinois sont inquiets face Ă  la crise immobiliĂšre, les entreprises sont perdues face Ă  la politique du gouvernement », rĂ©sume Irina Topa-Serry, chez Axa IM.

Les quelques mesures de soutien Ă  l’activitĂ© du pouvoir communiste, notamment les dĂ©penses d’infrastructures, limiteront malgrĂ© tout le ralentissement ces prochains mois. « Pour le reste, les Ă©conomies Ă©mergentes rĂ©sistent plutĂŽt bien en dĂ©pit du coup de frein chinois, et devraient profiter de la baisse des taux en 2024 », ajoute Mme Topa-Serry.

La question occupe tous les esprits : la crise inflationniste est-elle vraiment derriĂšre nous ? « C’est plutĂŽt parti pour, mais il y a quand mĂȘme des incertitudes, notamment gĂ©opolitiques », rĂ©pond Mathieu Plane, directeur adjoint du dĂ©partement analyse et prĂ©vision Ă  l’Observatoire français des conjonctures Ă©conomiques (OFCE). Une montĂ©e en puissance du conflit au Proche-Orient peut dĂ©clencher une nouvelle hausse du prix du pĂ©trole ou une perturbation du commerce mondial.

Denis Ferrand, directeur gĂ©nĂ©ral de Rexecode, estime, lui, que la « bosse » de l’inflation est plutĂŽt derriĂšre nous, arguments Ă  l’appui : la hausse des prix de l’énergie a fortement ralenti, les prix Ă  la production agricole se sont repliĂ©s de 10 % sur un an, ceux des biens manufacturĂ©s n’augmentent plus. En outre, les augmentations de salaires consenties par les entreprises sont restĂ©es contenues et ne se sont pas transmises dans les prix. Les entreprises, confrontĂ©es Ă  une demande mollissante, n’ont dĂ©sormais plus guĂšre d’intĂ©rĂȘt Ă  augmenter leurs tarifs.

Si les salaires ne flambent pas en 2024, « le retour Ă  2 % d’inflation pourrait se faire rapidement en Europe », indique M. Ferrand. Un peu plus prudente, l’équipe de recherche macroĂ©conomique de SociĂ©tĂ© gĂ©nĂ©rale prĂ©voit plutĂŽt un rythme « en moyenne infĂ©rieur Ă  3 % en 2024, ce qui permettra de se rapprocher des objectifs des banques centrales ».

Une chose est sĂ»re : si la phase aiguĂ« de la crise est refermĂ©e, l’inflation restera structurellement un peu plus Ă©levĂ©e que lors de la derniĂšre dĂ©cennie, font valoir les experts. En raison des impĂ©ratifs de la transition environnementale, de la recomposition du commerce mondial, et de la volontĂ© des grandes Ă©conomies de retrouver leur souverainetĂ© dans des pans entiers de l’industrie. Autre argument avancĂ© par Patrick Artus, conseiller Ă©conomique de Natixis : le recul de la productivitĂ© du travail en France depuis 2017 alourdit les coĂ»ts de production, et peut donc alimenter la hausse des prix.

Dans un scĂ©nario de dĂ©crue de l’inflation, les banques centrales devraient en toute logique lĂącher du lest sur les taux. Le 13 dĂ©cembre, la Fed a crĂ©Ă© la surprise en laissant entendre que, en dĂ©pit de la vigueur de l’économie amĂ©ricaine, elle les baisserait au moins trois fois en 2024. Si la Banque centrale europĂ©enne (BCE) se montre plus timorĂ©e, elle devrait nĂ©anmoins suivre au printemps ou Ă  l’étĂ©. « Les taux ont atteint un point haut, la descente pourrait ĂȘtre rapide », pronostique M. MoĂ«c. Le coĂ»t du crĂ©dit devrait donc peu Ă  peu refluer.

Mais, d’ici lĂ , nombre d’entreprises europĂ©ennes, fragilisĂ©es par une activitĂ© faible et aux trĂ©soreries dĂ©gradĂ©es, pourraient nĂ©anmoins se heurter Ă  des difficultĂ©s de financement ces prochains mois. Et les Etats les plus endettĂ©s peineront Ă  stabiliser leurs finances publiques. En particulier l’Italie, dont la dette publique dĂ©passe 140 % du PIB, et dont la croissance devrait ĂȘtre Ă  peu prĂšs nulle en 2024.

La France doit-elle faire une croix sur l’objectif d’atteindre, enfin, le plein-emploi ? Compte tenu d’une activitĂ© peu soutenue – l’Insee prĂ©voit une hausse du PIB de 0,2 % sur les deux premiers trimestres –, les entreprises vont mettre la pĂ©dale douce sur les recrutements, aprĂšs avoir crĂ©Ă© 1,2 million d’emplois depuis 2019. Cette « belle histoire sur l’emploi », comme le dit M. Waechter, s’essouffle dĂ©sormais. « On navigue autour de l’équilibre », observe David Beaurepaire, directeur dĂ©lĂ©guĂ© de Hellowork, acteur majeur du recrutement, aprĂšs un mois d’octobre nĂ©gatif et une reprise en novembre. Mais les embauches concernent, selon lui, plutĂŽt des remplacements que des crĂ©ations d’emplois, et l’intĂ©rim est en perte de vitesse.

ParallĂšlement, la montĂ©e des dĂ©faillances, qui touche de plus en plus de PME et de grosses entreprises, va se traduire par des licenciements : selon AltarĂšs, environ 37 000 emplois sont aujourd’hui menacĂ©s, le niveau le plus Ă©levĂ© depuis sept ans. Quant Ă  l’essor de l’apprentissage, qui concernait prĂšs d’un million de jeunes en 2022 et qui reprĂ©sente environ un tiers des crĂ©ations d’emploi, il semble avoir atteint un palier. Selon l’Insee, le taux de chĂŽmage, aujourd’hui de 7,4 %, pourrait atteindre 7,6 % Ă  la mi-2024.

Avec des prix plus sages, les Français devraient pouvoir retrouver une bouffĂ©e d’oxygĂšne, d’autant que les salaires pourraient progresser un peu plus vite que l’inflation en 2024. Le cabinet LHH, spĂ©cialiste des questions sociales, anticipe une hausse de 3,5 % des rĂ©munĂ©rations l’an prochain. L’Insee estime qu’à la mi-2024, le pouvoir d’achat des mĂ©nages aura gagnĂ© 1,2 %, contre 0,8 % sur l’ensemble de 2023.

Une amĂ©lioration, donc, mais qui s’inscrit dans un contexte peu enthousiasmant : de plus en plus de salariĂ©s français gagnent peu ou prou le smic. « Cela reprĂ©sente 17 % des salariĂ©s aujourd’hui, contre 12 % en 2021 », souligne Mathieu Plane. Ce tassement de la grille de salaires pose une question essentielle. Celle de redonner des perspectives d’évolution professionnelle aux Français, pour amĂ©liorer durablement leur pouvoir d’achat, relancer la consommation et soutenir l’économie.